Chère Linda,
Non Katherine, ce n’est pas à toi que j’écris, mais à Linda, une fois de plus. Je me suis réveillé mercredi avec le plus intense des sentiments de solitude vis-à-vis de toi, Linda, comme si je ne t’avais pas vue depuis une éternité. Je te sens si réelle. Une réalité absolue, à l’extérieur de moi, mais lointaine. J’avais conscience de ton existence, non comme une fille mignonne et sexy, agréable d’aspect, plaisante à regarder de l’extérieur : je te sentais en toi-même, comme tu es (ou comme je te ressentais étant) à l’intérieur de toi-même. Je t’ai vue comme un globe qui tournait lentement, comme un volvox composé de couches de glace et de feu dont la proportion variait à l’occasion, quand toi tu changeais. Tu pivotais très lentement. Tu ralentissais presque jusqu’à l’arrêt total. Et tu étais constituée en majorité de glace – c’est l’impression que tu m’as donnée lundi lorsque tu m’as téléphoné du bureau de Bratstrom. Un globe si dense et si lourd, et si calme, si accablé : à l’intérieur, en bas, des feux rouges sombres couvaient, mais uniquement en bas, la glace avait presque tout recouvert et tu avais presque cessé de tourner. Vieille, vieille d’un millier d’années Un globe à la surface marquée par les collisions, corrodé et fendu ici et là, les fissures dans sa glace couvertes par toujours plus de glace. Et pourtant tu tournais, mais de moins en moins vite. Pareille à une planète antique et abîmée qui refroidit loin de son soleil.
Et ce qui m’a frappé à ce moment-là, et encore aujourd’hui au téléphone, c’est ta perplexité. Pourquoi ? sembles-tu toujours demander. Tu ne comprends pas. Quand tu me poses des questions, je me dis « elle cherche à m’embêter ». Alors qu’en fait tu essayes de comprendre ce qui t’échappe. J’ai rarement été plus bouleversé que lundi soir quand je t’ai fait pleurer. Les deux fois où je t’ai fait pleurer, tu es restée assise, le visage absolument neutre, sans faire le moindre mouvement, seules tes larmes bougeaient ; sans un geste, le visage impassible mais malheureux, et les larmes qui coulaient. Cela m’a fendu le cœur, Linda. Une telle dignité. Ou plutôt, Linda, une telle noblesse. Pleurer comme si tu savais qu’il n’y avait pas moyen de protester, qu’il ne servait à rien de se défendre. Oh Linda ! Tu me semblés toujours si adulte quand tu pleures. Quelle atroce façon de parvenir à la maturité, par le chagrin.
Nous avions pas mal de monde ici hier soir, des étudiants de la fac. Certains que nous connaissions et d’autres non. Je n’ai jamais vu autant de monde dans cet appartement, il y avait toutes sortes de jolies filles. Tu es la plus sexy de toutes, et c’est sans doute la raison pour laquelle j’ai toujours plus ou moins cru que je t’aimai. Ce n’est pourtant pas la vraie raison, comme je m’en suis aperçu ce matin au réveil : j’aime Linda Levy, et rien au monde ne peut l’égaler ou la remplacer, ni les bons moments, ni les nanas sexy ou les autres humains. Je me suis réveillé avec une irrésistible faim de toi et le sentiment de ton existence, de ta réalité, du globe de glace et de feu qui pivote lentement. De l’expérience de toi – c’est-à-dire, pour moi, la plus grande des expériences que j’aie pu faire. Elle a beau avoir été douloureuse, compliquée, drôle, touchante et m’avoir brisé le cœur, elle reste l’expérience la plus intense de ma vie, Linda. Et pourtant tu tournes si lentement. Et tu es si confuse. Merde, avec toi, je n’arrive parfois tout simplement pas à m’exprimer ; je sais que tu ne comprends pas et pourtant je n’y parviens pas, je suis impuissant à t’aider à comprendre même si, littéralement, je meurs autant que toi d’envie de te voir comprendre. Je te demande juste de me donner du temps. J’ai tellement l’impression que tu me tiens à l’écart. Il faut que je trouve un moyen artificiel de t’atteindre, de traverser un vaste espace avec une espèce d’extension limitée, une sonde neutre. Il n’y a pas entre nous de contact, de connexion physique directe qui soit facile. Nous ne nous heurtons jamais par hasard. Je me souviens pourtant qu’autrefois, ce premier jour là-haut dans ta chambre, l’un d’entre nous a serré l’autre dans ses bras sans préambule et sans se poser de questions. « Ce n’est plus comme c’était avant », ou quelque chose comme ça. « Les choses que je vois, elles ne sont plus… » et ainsi de suite. Lundi soir, en partant d’ici, tu as prononcé quelques mots en bas devant ta voiture, avant d’y monter. Tu as parlé de rentrer chez toi, tu as dit qu’encore une fois tu allais te retrouver seule dans ta chambre, la nuit, à pleurer sans que personne ne s’en soucie ni même ne s’en aperçoive. Et tu m’as dit à quel point tu trouvais cela affreux. Puis tu as filé. Je suis remonté, abasourdi, j’ai pris une douche et j’ai passé toute la nuit allongé sur mon lit en proie à d’horribles cauchemars. Quand je me suis réveillé au milieu de la nuit, je me suis rendu compte que j’avais la mâchoire à moitié démise, j’imagine que j’avais dû parler dans mon sommeil. J’avais rêvé qu’au cours d’une conversation téléphonique avec un vieil ami, je m’apercevais soudain qu’il n’y avait personne au bout du fil. Je continuais à parler, j’essayais d’obtenir une réponse, d’entendre sa voix. Rien. Mardi matin, je me suis levé complètement paumé. J’ai appelé Susan et j’ai craqué, j’ai pleuré et lui ai annoncé que je quittais Fullerton le jour même, que je n’irais donc pas parler devant les étudiants à la fac. Elle m’a persuadé de rester jusqu’à ce qu’elle sorte du boulot à cinq heures et demie afin de m’emmener dîner puis à la fac. Elle a réussi à me le faire promettre pour ne décevoir personne. Je n’arrêtais pas de lui dire : « Je ne peux pas parler à Linda. C’est cassé, je n’arrive pas à communiquer. » Ce qui m’avait frappé, ce qui m’avait mis dans cet état lamentable, c’était de penser à ma propre solitude la nuit sans toi et de me demander pourquoi toi tu partais en voiture pour aller te coucher seule dans le silence sans personne pour t’en tendre pleurer, alors que moi j’aurais été si content de t’entendre. Pourquoi es-tu partie, alors ? Pour aller là où personne – moi ? – ne pouvait t’entendre ? Et me laisser sans personne pour m’entendre, moi aussi ? Qu’est-ce que ça veut dire, Linda ? Pourquoi partir ? Pourquoi te retrouver seule la nuit ? Pourquoi ne pas rester ici ? Si tu ne veux pas coucher avec moi ou passer une nuit ou toute la nuit ou quoi que ce soit avec moi, je dormirai sur le canapé du salon et je te laisserai la chambre. Mais reste, Linda. Sois là où tu peux m’entendre et où je peux t’entendre. Pourquoi pas, Linda ? Explique-moi. Cela n’a pas de sens.
Tu pensais que je ne voulais pas de toi dans la classe. J’ai failli ne pas y aller. Sans Sue pour me rappeler mes obligations envers ces gens, je n’y serais pas allé. Mardi, je n’arrivais à penser qu’à une seule chose : Linda et moi avons été séparés par des forces, des qualités, des malentendus, des silences que je ne comprends pas, que je ne contrôle pas, dont je n’arrive pas a me sortir. Où es-tu, Linda ? Où sommes-nous, chacun dormant seul dans son alcôve de plastique, dans le silence, avec un réveil en plastique pour nous réveiller quand sonne l’heure d’être à nouveau en vie pour la journée. Du coup, si la nuit l’un de nous rêve, pleure, a peur ou souffre dans son sommeil, il n’y a personne pour l’entendre, pas vrai ? Mais pourquoi cela ? Au Canada, le premier soir de la convention, une petite nana a dormi à côté de moi, avec son copain de l’autre côté, et à ce moment-là, je ne savais même pas comment elle s’appelait. Nous avons juste dormi. Mais je me suis réveillé au milieu de la nuit avec le visage contre sa poitrine et elle était réveillée, elle m’écoutait. C’était Jamis. Il n’y a aucune raison d’être seul la nuit, on devrait tous se rassembler en un corps et dormir les uns contre les autres. Je me souviens d’un soir à San Rafaël, après le départ de Stéphanie, mon chien Popo dormait avec moi sur le lit, et dans son sommeil, il rêvait de l’époque où il appartenait encore à Shelley, qui le battait. Le cri de Popo m’a réveillé et je l’ai réveillé. Plus tard, j’ai moi-même rêvé d’une époque affreuse de mon passé. Et mon Dieu, Popo a aboyé pour me réveiller. Un homme et un chien effrayés se réconfortent l’un l’autre la nuit. Linda, il faut qu’il y ait quelqu’un pour t’entendre et pour m’entendre pour entendre tout le monde, en fait. À X-Kalay, la première nuit, quand ils m’ont récupéré sur le trottoir et transporté à l’intérieur, j’ai dormi en bas dans la cave avec un membre du personnel, et je n’avais pas aussi bien dormi depuis des mois. Tout simplement parce que quelqu’un d’autre – je ne connaissais de lui que son nom, « Danny » – dormait dans la même pièce que moi ; du coup je me sentais en sécurité. Quel rapport avec le sexe, Linda ? Avec la figure du père et des choses de ce genre ? Avec quoi que ce soit d’autre que la proximité et la réaction d’un humain ? Danny était un ancien détenu, un ancien dealer et héroïnomane sous le coup de six mandats d’amener, un être froid, inhumain, cruel, dur. Mais il se trouvait dans la même pièce que moi et je savais pouvoir dormir en sécurité, parce que… eh bien, ne me demande pas comment, mais je le savais. L’âme est en très grand danger, la nuit. Le danger pour l’esprit humain atteint son maximum. La glace s’épaissit, le globe qui tourne s’arrête presque, et la confusion s’accroît Les psychiatres disent que quand on se sent mal, ça aide de pleurer. Mais au bout d’un certain temps, s’il n’y a personne avec vous, cela n’aide plus du tout. Si personne ne répond.
Linda, j’ai bien peur que cette lettre ne soit vraiment décousue. J’ai eu beaucoup de sentiments pour toi, avec plein de souffrances et d’excellents moments. Je t’aime davantage maintenant, aujourd’hui, ce matin, que je ne t’ai jamais aimée. Linda, indépendance ne veut pas dire solitude. Être toi-même n’implique pas être seule. Je ne suis pas ton rendez-vous avec qui tu sors le soir. Je suis ton ami qui t’aime. À moins que je ne sois que celui qui te sort ? Lequel des deux suis-je ? Aide-moi, aide-toi : je ne supporte pas de me contenter de vous observer, toi et ta vie. Je veux faire l’expérience de cette sphère de feu et de glace qui tourne lentement et petit à petit redevient un simple être humain, une fille chaleureuse aux bras ouverts qui court à travers champs avec moi et peut-être avec un chien noir à la queue tordue. Je t’en prie.